UN TARIF IGNORÉ
LES CORRESPONDANCES ENTRE TAHITI ET LA FRANCE
d'octobre 1867 à avril 1875
Michèle CHAUVET de l'Académie de Philatélie
Les tarifs postaux de la France pour ses colonies, et inversement ceux de nos colonies pour la France, sont généralement bien connus puisqu'ils s'inscrivent dans les lois de la République et sont publiés, entre autres, dans les Bulletins mensuels des Postes, facilement accessibles. Il suffit donc de s'y reporter. Mais il ne faut pas oublier que nos colonies bénéficiaient depuis 1853 d'une autonomie postale certaine et que les Gouverneurs, désignés pour gérer chacun de ces territoires, disposaient pour ce faire du droit de légiférer au moyen d'arrêtés ; leur domaine de compétence comprenait, bien évidemment, l'organisation de la Poste sur le territoire dont ils avaient la charge et la responsabilité. Aussi, avant de déclarer qu'une lettre coloniale n'est pas au bon tarif, il est prudent de consulter la réglementation coloniale : de jolies surprises vous y attendent et notamment quelques tarifs postaux déclarés un peu trop rapidement inconnus, semble-t-il[1]. C'est donc avec plaisir que je vous présente ici un de ces "mystérieux tarifs".
Les échanges jusqu'en 1867
En cette seconde partie du XIXème siècle, Tahiti (Taïti) est à la fois le chef-lieu et l'île la plus importante de l'archipel de la Société, archipel sous protectorat français faisant partie des Établissements français de l'Océanie et plus particulièrement de l'Océanie orientale[2]. Tahiti, jusqu'en 1872, ne peut alors être desservie que par les hypothétiques navires du commerce ou, en tout ou partie, par les paquebots britanniques. Cependant, pendant une courte période de 1872 à 1874, la Compagnie Générale Transatlantique ouvrira une ligne française desservant la côte du Pacifique Sud. Cette ligne F permettra un transport exclusivement français jusqu'à Tahiti, sous condition toutefois d'un acheminement par la marine nationale entre la côte du Pacifique et Tahiti. C'est donc par la voie d'Angleterre et de Panama qu'à partir du 1er janvier 1860 les correspondances françaises sont échangées entre la France et les Établissements français d'Océanie, et plus particulièrement le bureau de Tahiti, en application du décret du 13 novembre 1859 publié dans le BM n° 52 de décembre 1859. Les lettres sont alors affranchies à 80c par 7,5g et les lettres non affranchies sont taxées 90c. Il est à noter que ce décret n'a été promulgué dans les Établissements français de l'Océanie que par un arrêté du Commandant de ces Établissements, E.G. de La Richerie, en date du 26 février 1860, donc appliqué seulement à partir de cette date. Le décret du 7 septembre 1863 applicable à partir du 1er janvier 1864 portera le montant de l'affranchissement à 1F20 par 10g et la taxe de la lettre non affranchie à 1F30 (BM n° 99 de novembre 1863, circulaire 318). En novembre 1865, il est prévu d'ajouter à la voie anglaise une voie mixte, paquebot français + paquebot anglais, "les paquebots-poste de la ligne de Saint-Nazaire parviennent à Aspinwall en coïncidence avec le départ de Panama d'un service anglais chargé de desservir les côtes d l'Amérique du Sud jusqu'à Valparaiso" [3]. En conséquence, un décret impérial modifie la taxe des lettres à partir du 1er janvier 1866 : 1F par 10g la lettre affranchie et 1F10 la taxe de la lettre non affranchie (BM n° 123 de novembre 1865, circulaire n° 434). Mais ce décret ne sera promulgué à Tahiti que par un arrêté du 9 mars 1866 publié au Bulletin Officiel des Établissements français de l'Océanie, donc appliqué à partir de cette date seulement. Ainsi, jusqu'en juin 1867, les correspondances aboutissaient à Payta via Panama par un service anglais, qu'elles aient traversé l'Atlantique par paquebots anglais ou français. De Payta jusqu'à Papeete, le service était assuré par des bâtiments de la marine française ou des navires de commerce.
Les échanges à partir de juin 1867 : la voie de Panama et de San Francisco
Le 17 juin 1867 des modifications interviennent dans le mode d'expédition des correspondances pour Tahiti et sont publiées dans le Bulletin officiel des Établissements français d'Océanie pour être appliquées à partir du 1er juillet 1867 :
Il est certain qu'à la suite de ce changement décidé par Paris, les dépenses incombant à Tahiti s'en trouvaient augmentées. Le Commandant des Établissements français de l'Océanie a donc tout simplement créé une surtaxe…en attendant que le Ministre de la Marine et des Colonies trouve une solution définitive. La solution sera effectivement trouvée….en 1875 soit 8 ans plus tard, avec l'application d'une convention de poste franco américaine signée en 1874. Voici donc cet étonnant arrêté du 30 octobre 1867 augmentant le tarif postal en vigueur dans la colonie et que la métropole a superbement ignoré. Absent du BM, les philatélistes se sont certes étonnés devant les quelques lettres rencontrées mais sans aller plus loin. Il faut pourtant signaler l'article de Jean-Paul Alexandre[4] dans lequel il évoque l'existence "des taxes spécifiques" mais, n'ayant pas vu de lettres, il conclut un peu hâtivement : "elles furent toujours perçues en numéraire ne laissant aucune trace postale". C'est dommage, mais Jean-Paul Alexandre a quelques excuses car les correspondances avec Tahiti sont très rares à cette époque. Il ouvrait cependant une belle piste … sur laquelle personne ne semble s'être engagé.
Ainsi, les lettres de ou pour Tahiti (nommément désignées et non pas seulement adressées à la station du Pacifique) via San Francisco se trouvent augmentées de 40 centimes par 10g. et nous avons donc l'explication de ce mystérieux tarif à 1F 40 que les collectionneurs ont parfois pu voir sur les lettres de cette période.
recto:
verso:
Lettre de Tahiti pour Bordeaux, partie de Papeete le 5 octobre 1873, affranchie avec 40c Aigle + 80c Cérès de 1872 + 20c Siège = 1F40, tarif conforme à l'arrêté colonial du 30 octobre 1867.
1 : cette lettre a d'abord été remise le 17 décembre 1873 au paquebot français n° 1 à Colon-Aspinwall, au départ de la ligne annexe D, de Colon-Aspinwall à Saint-Thoma, soit plus de 2 mois de traversée jusqu'à Panama via San Francisco puis le chemin de fer de Panama à Aspinwall.
2 : à Saint-Thomas, la lettre est transférée au paquebot français n°2 de la ligne B qui y fait escale le 27 décembre, venant de Vera Cruz et allant à Saint-Nazaire où il arrive le 10 janvier 1874.
3 : Arrivée à Bordeaux le 11 janvier 1874.
L'arrêté colonial du 30 octobre 1867 prévoit dans son article 2 que les militaires de Tahiti soient exonérés de cette surtaxe de 40c pour les lettres qu'ils écrivent ou qu'ils reçoivent, ce qui ramène ces lettres à un affranchissement à 1F par 10g, une raison supplémentaire pour qu'elles passent inaperçues comme étant conformes au "tarif du BM". Il est d'autant moins facile d'identifier ces lettres de militaires que Tahiti n'a pas, comme les autres colonies, reçu le timbre à date spécifiques "Correspondances d'armées" jugé inutile puisque utilisable uniquement dans le cas d'acheminement exclusivement français[5]. Et pourtant il suffit de regarder le verso pour reconnaître une lettre militaire, l'arrêté colonial ayant prévu que le Chef de corps y appose son contreseing…
recto:
verso:
Lettre de Papeete du 20 octobre 1869 pour Draguignan, écrite par un marin de l'Astrée en rade de Papeete, affranchie à 1F, tarif réduit réservé aux militaires, conformément à l'arrêté colonial du 30 octobre 1867.Parvenue à destination le 31 janvier 1870.
En mars 1874, l'Administration des Postes modifie l'itinéraire suivi par les correspondances échangées avec Tahiti : elles cessent de transiter par Panama pour suivre la voie de New York et San Francisco (BM n° 60 de mars 1874 p. 126) mais rien n'est modifié quant au tarif et la surtaxe de 40c continue de s'appliquer. Le 28 avril 1874, une convention de poste franco américaine est enfin signée et un décret du président de la République en date du 8 février 1875 permet, à partir du 1er mars 1875 l'abaissement des tarifs postaux (BM n° 71 de février 1875, instruction n° 154) qui passent à 70c par 10g pour la lettre affranchie.
La promulgation dans les États français de l'Océanie n'interviendra que le 20 avril 1875, faisant alors définitivement cesser le "mystérieux" tarif du 30 octobre 1867 et sa surtaxe de 40c.
La rareté des lettres affranchies au tarif du 30 octobre 1867 est une évidence puisque 10 lettres de Tahiti POUR la France ont été actuellement répertoriées à 1F 40 (dont une à 2F 80 pour deux ports) dans la période de juin 1868 à août 1874 et 5 lettres affranchies à 1F (sous réserve que le verso présente bien le contreseing d'un chef de corps, ce que nous n'avons pas pu toujours vérifier). Par contre, aucune lettre ne semble connue de France POUR Tahiti[6].
[1] Si des collectionneurs spécialisés en ont eu connaissance, du moins n'en ont-ils jamais fait état dans aucun article, ouvrage ou catalogue.
[2] Les Établissements français de l'Océanie orientale comprennent en outre la Possession des îles Marquises et le Protectorat des îles Basses. Quant aux Établissements français de l'Océanie occidentale, ils comprennent le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, le Gouvernement de l'ïle des Pins et le Gouvernement des îles Loyalty.
[3] Dépêche du Ministre de la Marine et des Colonies en date du 27 novembre 1865 – Bulletin Officiel des Établissements français de l'Océanie de 1866.
[4] Documents Philatélique n° 111 de 1987.
[5] La création en mars 1872 de la ligne F (paquebots français de Panama à Valparaiso), reliée à la ligne de St Nazaire à Aspinwall, permettra aux lettres militaires de Tahiti de bénéficier du tarif intérieur français. A cette occasion, le timbre à date "correspondance d'armées" sera livré au bureau de Papeete. La ligne F sera fermée en février 1874.
[6] Nous devons ces recensements à l'obligeance de Messieurs Langlais et Gaetjens que nous remercions.